INTERVIEW WITH MONICA NARULA, VISITING PROFESSOR AT ENSAPC

The interview has not been translated in English. 

 

En 1992, Monica Narula, Shuddhabrata Sengupta et Jeebesh Bagchi fondent Raqs Media Collective à Dehli, Inde. À l’intersection de l’art contemporain, de la spéculation philosophique et de l’enquête historique, le collectif produit des installations, des sculptures, des vidéos, des performances, crée des textes et des lexiques ou organise des expositions. À l’occasion de l’Atelier Recherche et Création “An awareness of awareness” qu’elle dispense cette année en tant que visiting professor, Monica Narula revient sur la formation du collectif et le déploiement polymorphe de leur pratique.

 

Généralement, la première question de cette newsletter est : comment êtes-vous devenue artiste ? Et quel rôle y a joué votre formation (en littérature, cinéma et réalisation) ? Comment influence-t-elle votre manière d’être artiste aujourd’hui ?

Nous avons été témoins d’une transformation de ce que signifie être artiste peu de temps après avoir initié notre pratique collective. Nous avons accueilli cette transformation, et c’est ainsi que Raqs est né. Nous avons suivi des formations différentes – en littérature, physique et sociologie – avant d’intégrer une école de cinéma et de médias, où j’étais particulièrement intéressée par la cinématographie. Son histoire dans un contexte indien est d’ailleurs un sujet sur lequel nous avons mené des recherches approfondies.
Si l’on y réfléchit, cette diversité de formations a en effet une influence sur notre pratique. Nous pensons beaucoup au langage, aux mots tout comme aux silences, et cela a certainement quelque chose à voir avec la manière dont nous « lisons » ensemble et dont nous nous transmettons nos lectures. Les traductions, et l’acte de traduction, occupent une place importante dans notre travail. Cela vient en partie de ma formation initiale en littérature.
Nous nous intéressons aussi de près aux matériaux, aux forces, aux attractions et aux répulsions, à la façon dont les éléments de l’univers cohabitent et s’effondrent, et les connaissances que l’un d’entre nous a en physique sont toujours un point d’ancrage.
Et puis, la sociologie vous apprend que tout ce que vous pensez être vrai des sociétés humaines est également vrai à l’inverse. L’une des premières leçons que l’on a retenue lorsque deux d’entre nous étaient étudiants en sociologie, c’est qu’il existait des sociétés qui ne reposaient pas sur des organisations patriarcales et patrilinéaires. On a compris qu’il ne fallait pas prendre pour acquis les constructions sociales qui nous entourent. Les modèles sociaux ne sont ni immuables, ni écrits dans la pierre. Le monde change, tout le temps.
Enfin, notre fascination commune pour les techniques du cinéma nous a appris à penser en termes de temps, de lumière, de lentilles et de mouvement. Tous ces éléments sont présents dans notre façon de penser et de travailler.

 

Avec Jeebesh Bagchi et Shuddhabrata Sengupta, vous avez créé Raqs Media Collective en 1992 à Delhi. Dans quel contexte (artistique, social, politique) cette entité s’est-elle formée et son nom a-t-il été choisi ? Pouvez-vous nous parler de la signification de « Raqs » ?

Raqs s’est formé à une époque de bouleversements considérables. Le début des années 1990 était une période où tout autour de nous avait changé, était en train de changer, ou était sur le point de changer – socialement, culturellement, politiquement. C’était aussi une époque où nous nous souvenons très clairement avoir ressenti un déferlement du monde, qui, soudain, entrait dans nos vies. C’était une époque très « cinétique ».
Le mot « Raqs », qui vient de l’arabe et du persan, décrit le sentiment d’être dans un tourbillon, en révolution. Il nous a été inspiré par les pratiques tourbillonnantes méditatives des « derviches » que nous avons vus tournoyer dans le mausolée de Nizamuddin, un centre de pratique soufie vieux de près de neuf cents ans à Delhi. Ce qui nous intéressait c’était de développer une contemplation cinétique du monde, une manière de se connecter aux courants qui nous venaient du passé, mais aussi d’être dans le présent, orienté·e·s vers les surprises de l’avenir.

 

Comment décririez-vous votre façon de travailler au sein du collectif ? Sur votre site web, vous faites une distinction entre vos « pratiques », « para-pratiques » et « infra-pratiques » – à quoi correspondent-elles ?

Nous avons établi une distinction entre « pratiques », « para-pratiques » et « infra-pratiques » pour nous aider à donner un sens à l’expansion décousue de nos activités. Disons que la conception de l’architecture de notre site web nous a aidés à clarifier ces questions de dénomination – et c’est ainsi que ces termes sont apparus.
Les pratiques c’est ce que nous faisons : nous réalisons des œuvres d’art, dont certaines sont des essais cinématographiques, des collages sonores, des montages d’enregistrements, ou des objets. Certains sont des dispositifs qui peuvent, par exemple, altérer la sensation du temps ou la texture du langage, ou qui peuvent interférer avec la manière dont une réalité, par exemple une histoire, est communément présentée ; ou bien interrompre des processus de pensée que nous prendrions sinon pour acquis. Il y a aussi beaucoup de boucles, parce que nous nous intéressons à la façon dont la répétition modifie la réception d’un signe. Il y a parfois des listes de mots ou des pièces lexicales que nous créons lorsque nous voulons développer ou maîtriser le langage. Et nous avons gardé une section appelée « Unledgered » (Ndlr : néologisme qui traduit l’idée d’une matière non-consignée, classée) qui se remplira avec le temps.
Les para-pratiques c’est ce qui émerge parallèlement à nos pratiques : le commissariat d’exposition, l’écriture, les livres, les ateliers que nous créons, les sources avec lesquelles nous travaillons et réfléchissons. Elles prolongent et amplifient notre pensée et nos pratiques.
Les infra-pratiques c’est ce qui se produit avec d’autres. Elles étendent la pénombre de notre collectif à d’autres constellations d’intelligence. Elles peuvent se développer avec d’autres artistes, avec des espaces institutionnels et « pas si institutionnels ». Il y a par exemple les espaces et les initiatives que nous avons cofondés, comme Sarai, une plateforme interdisciplinaire de pratique et de recherche que nous avons co-initiée au cours de la première décennie de ce siècle, et Cybermohalla, un réseau dédié à la créativité, la convivialité et la réflexion installé dans des espaces de la classe ouvrière à Delhi.
Les pratiques, les para-pratiques et les infra-pratiques respirent les unes à côté des autres, et évidemment se façonnent et s’influencent mutuellement d’une manière que nous découvrons encore nous-mêmes.

 

Pouvez-vous nous parler d’un ou plusieurs projet(s) sur lequel (lesquels) vous travaillez actuellement avec Raqs ?

Nous sommes toujours impliqué·e·s dans plusieurs processus à la fois. En ce moment, nous travaillons sur une conversation entre les spectres, les entités intemporelles avec lesquelles nous avons grandi, et les agents de réalité virtuelle, qui aboutira à une œuvre architecturale immersive en réalité augmentée. Nous travaillons à la traduction d’aspirations humaines universelles dans des langues en cours de formation et dont les alphabets sont apparus en rêve à leurs locuteur·rice·s, donnant aux linguistes une idée de la manière dont les systèmes d’écriture ont pu se former. Ce projet rejoindra d’autres éléments pour créer des sculptures cinétiques. Nous travaillons également sur la sensation d’une époque et sur la façon dont elle se transmet dans le temps, notamment les années 1980 – une décennie qui fait partie de notre vie et qui semble pourtant très lointaine. Nous commençons aussi à donner forme à une idée de rassemblement artistique – the perennial (le pérenne) – et nous continuons à réfléchir sur l’amitié, la toxicité et le danger, et sur l’air qui nous respirons.

 

Cette année, vous proposerez un Atelier Recherche Création à l’ENSAPC que vous avez choisi d’intituler « An awareness of awareness » (« Une conscience de la conscience »). Sur quoi allez-vous travailler avec les étudiant·e·s et quelles sont les idées, les méthodes que vous souhaitez leur transmettre ? L’enseignement alimente-t-il également votre propre pratique de la conscience ?

Enseigner est, à chaque fois, une aventure passionnante car elle nous met en contact étroit avec des esprits que nous ne connaissons pas et que nous espérons toujours réceptifs et attentifs. Nos situations d’enseignement – et nous aimons les considérer comme des « situations » qui nous impliquent, nous et les étudiant·e·s en tant que partenaires interlocutoires – sont des extensions des conversations qui informent notre pratique. Nous ne sommes pas des instructeurs ou des fournisseurs d’informations. Nous sommes plutôt des catalyseurs amenés à déclencher des chaînes de pensée, de réflexion et de création. Nous avons choisi cette idée de « awareness of awareness » après mûre réflexion, car elle nous permet d’entrer au cœur même de ce que font les artistes lorsqu’iels prennent conscience, subconscience, ou « interconscience » (ce qui se passe lorsque plusieurs consciences se rencontrent ou entrent en collision), de leurs propres sensations, sentiments, pensées et impulsions. Nous voulons nous intéresser à la dynamique des processus sous-cutanés, intraveineux et nerveux qui se produisent lorsque l’art fait sentir sa présence – dans une situation d’enseignement, dans un atelier, dans une galerie, dans un musée, dans le monde.