Dans le cadre du partenariat avec la Tainan National University of the Arts, l’artiste en résidence Hong-Kai Wang développe depuis septembre un projet avec des étudiant·e·s entre l’ENSAPC et Aubervilliers. L’occasion de l’interroger sur son parcours artistique et l’expérimentation de formes d’écoute et de rencontre au sein de sa pratique.
Habituellement, la première question de cette newsletter est : comment êtes-vous devenue artiste ? Quelle a été votre formation et dans quel contexte artistique, social et politique votre pratique s’est-elle développée ?
À l’université, j’ai étudié les sciences politiques et les médias. Avant de développer une quelconque pratique artistique, j’ai travaillé dans le journalisme d’investigation et l’administration artistique. Entre ces deux engagements professionnels à long terme, j’ai aussi fait un certain nombre de petits boulots, notamment en tant qu’assistante législative, assistante de production pour la télévision, serveuse dans un salon de thé, vendeuse dans un magasin de disques d’occasion, monteuse sonore, etc. La courbe d’apprentissage a été longue et sinueuse. Et ma pratique artistique n’a débuté qu’après avoir quitté Taipei pour New York, dans un contexte d’isolement et d’aliénation sociale et culturelle intense.
Comment avez-vous développé un intérêt spécifique pour le son et l’écoute en tant que méthode ? Définiriez-vous l’écoute comme un processus artistique/créatif ?
Je pense que mon intérêt pour le son et l’écoute est intiment lié à l’expérience que j’ai pu faire de New York en tant qu’étrangère alors que je tentais d’apprendre l’anglais et d’y trouver mon propre espace. Le fait d’essayer de donner un sens, de naviguer ou même de spéculer sur tous les sons, les éléments de langue et les informations confuses qui m’entouraient est devenu, d’une certaine manière, une façon de vivre. C’est aussi devenu une forme d’agentivité, d’existence quotidienne et de pratique esthétique qui, à mon avis, n’est pas si éloignée de ce que l’on peut considérer comme un processus artistique.
Votre travail est basé sur la recherche et vous êtes actuellement doctorante à l’Académie des beaux-arts de Vienne. Comment la recherche et l’expérimentation artistique coexistent-elles dans votre travail (en termes de temps, d’espace, de processus…) ? Pouvez-vous nous parler de la recherche que vous menez dans le cadre de votre doctorat ?
Je suis doctorante à l’Académie des beaux-arts de Vienne depuis trop longtemps ! Si tout se passe comme prévu, je devrais pouvoir soutenir ma thèse à l’automne 2023. J’ai terminé les recherches pour mes trois projets de doctorat, qui, à travers l’examen des modes d’écoute et de savoir et la politique des chansons, s’intéressent à la perte, la dépossession et au mouvement entre refuge et fugitivité.
En général, on appréhende la pratique artistique basée sur la recherche comme un mode d’enquête formelle qui utilise des processus artistiques pour comprendre, articuler ou spéculer sur la subjectivité de l’expérience des êtres sensibles. Dans ma pratique, les rencontres informent souvent la manière dont mes projets se développent. Elles constituent un mode de recherche formalisé parallèlement dans l’expérimentation et dans la représentation artistique. Par exemple, dans mon dernier projet de recherche, The Flesh and the Phantom, réalisé à Zurich en juin 2022, j’ai utilisé la conversation comme forme de rencontre pour mettre en œuvre une série de workshops qui se sont ensuite transformés en une assemblée performative mobilisant les sons des protestations contre la construction d’un réservoir dans le village Hakka de Meilung, dans le sud de Taïwan, et les propriétés spatiales et acoustiques du réservoir Lyren à Zurich. Une rencontre est une enquête à la fois artistique, spatiale et sociale, même si, la plupart du temps, nous n’avons pas accès à toute la complexité de l’autre.
Le mot « socialité » revient souvent dans les présentations de vos projets – qu’est-ce qui le rend central dans votre travail ? Diriez-vous qu’il fait référence à la fois à la composante collaborative de votre pratique et aux enquêtes que vous menez sur nos organisations collectives et notre histoire en tant que sociétés ?
Dans mon travail, la socialité est fondée sur les conditions de la rencontre. Par conséquent, lorsque j’essaie d’orchestrer une rencontre entre différentes subjectivités dans un contexte particulier, cela génère une socialité spécifique. Une telle socialité peut naître d’une assemblée en temps réel, par exemple dans le projet susmentionné The Flesh and the Phantom, ou d’une série de chants antiphoniques pleurant une perte insupportable à travers les lignes de faille en Jordanie et en Palestine dans le projet Hazzeh (2019), ou encore des résonances sonores multimodales entre le vent, des roches basaltiques, une carte postale, un rituel chamanique, une playlist et un groupe d’insulaires de Jeju se souvenant du soulèvement du 3 avril[1] dans le projet Borom (2020). Donc, vous avez raison, l’idée de « socialité » fait référence à une investigation collaborative sur la manière dont nous pouvons organiser les fragments de notre histoire collective et conjurer les moments manquants auxquels nous n’aurons peut-être jamais accès.
Pouvez-vous nous parler du projet que vous avez entamé avec les étudiant·e·s de l’ENSAPC intitulé « Scores of Unarticulated Frequencies » et de la manière dont vous entendez collaborer avec elleux ?
Le projet intitulé « Scores of Unarticulated Frequencies » est toujours en cours d’élaboration. En tant que projet de recherche multimodale, il porte sur la manière dont nous interagissons à plusieurs niveaux avec les fréquences non articulées de nos corps et des espaces dans lesquels nos corps sont situés, et sur la manière dont nous pouvons partager les un·e·s avec les autres des moyens d’y accéder et d’y prêter attention. Il y a des fréquences que nous ne pouvons pas entendre et il y a des fréquences que nous ne savons pas que nous pourrions entendre si nous réorientions notre attention. Les deux sont inaudibles, actives et souvent inarticulées. Prenons, par exemple, la contestée « synchronisation menstruelle » entre des personnes proches, les vagues de chagrin qui envahissent le corps, l’inscription physique de la violence, la façon dont les groupes s’accordent entre eux, etc. Ou peut-être aussi, la fréquence d’une catastrophe naturelle imminente, la vibration d’une forêt, le mouvement d’un organisme minuscule, le clignotement des étoiles, la force gravitationnelle entre les planètes… Profondément interdépendantes, nos fréquences sont inscrites dans de nombreux enchevêtrements, au sein de relations et d’écologies complexes, et nos interactions ont, en ce sens, des enjeux élevés. Par exemple, chanter dans une chorale peut constituer l’un des moments les plus significatifs d’une journée banale tout comme un cours hebdomadaire en dehors de la salle de classe peut permettre de déployer une pratique inattendue du soin. Dans ce projet, nous essayons de nous atteler aux pratiques et connaissances du soin dans ce qu’elles ont de plus nuancé, et de réfléchir aux manières dont nous les partageons en termes de « remède ».
En plus de travailler avec les étudiant·e·s qui se sont inscrit·e·s à mon cours, nous collaborerons avec le chœur multilingue de la Maison des Langues et des Cultures d’Aubervilliers et le compositeur et écrivain basé à Bruxelles, Bill Dietz. Le mode de partage du projet consistera à créer, enregistrer ou transcrire des « partitions » au sens large. Selon la définition de Roland Barthes, le principe d’une partition serait « d’offrir pour faire ». Le chœur tenant sa répétition hebdomadaire de chant au Centre d’art Ygrec, la galerie et la vitrine seront progressivement transformées en un espace de recherche, de rassemblement, de production et d’exposition, aboutissant à une publication numérique.
[1] Un soulèvement survenu dans l’île coréenne de Jeju en 1948 et maté dans le sang par l’armée sud-coréenne.