Manon Jouniaux a publié son premier roman, « Échappées », chez Grasset à la rentrée littéraire 2024. Elle évoquera son expérience auprès des étudiant·es du studio La Fabrique, dirigé par Laure Limongi, où elle interviendra le 22 janvier 2025. Profitant de sa future venue, nous l’avons interviewé sur son parcours et son rapport à l’écriture, en tant qu’ancienne étudiante en art à l’ENSAPC…
Entretien mené par sabrina soyer pour l’ENSAPC, décembre 2024.
Manon, tu as étudié à l’ENSAPC dont tu as été diplômée en 2023. En août 2024 a été publié ton premier roman Échappées, aux éditions Grasset. Peux-tu nous parler de ton parcours depuis la sortie de l’école ? Comment ta pratique dans le champ de l’art est venue s’inscrire dans le champ littéraire ?
J’ai choisi d’étudier à l’ENSAPC principalement pour l’écriture. Ce n’est pas forcément la « norme » dans une école d’art, il faut bien le reconnaître. Ma présence intriguait parfois certains enseignants qui me demandaient : « Mais qu’est-ce que tu fais ici ? » Pourtant, c’est précisément cette position, légèrement en décalage, qui m’a permis de trouver une liberté et une indépendance extraordinaires. Et c’est précisément ce dont j’avais besoin à ce moment-là. Avant d’entrer à l’école, j’écrivais déjà et réalisais aussi des films. Les masters de création littéraire étaient encore rares et on m’avait recommandé l’ENSAPC, pour développer en parallèle ces deux pratiques artistiques. Sans passer par une prépa, mais en travaillant seule, j’ai tenté le concours et j’ai été acceptée. Ce fut une immense opportunité dans ma vie. Ne venant pas d’un milieu particulièrement cultivé, j’ai tout appris à l’ENSAPC : non seulement à affiner ma pratique artistique, mais aussi à développer un esprit critique. Grâce à la bourse que j’ai obtenue, j’ai pu réduire mon activité professionnelle et consacrer plus de temps à ma pratique artistique. Cette liberté de pouvoir davantage travailler sur mes projets a été décisive. J’ai commencé à écrire « Échappées » au début de ma quatrième année, dans le cadre de mon mémoire. Je l’ai terminé au début de ma cinquième année et, quelques mois plus tard, grâce à Laure Limongi, j’ai rencontré mon éditrice. J’ai eu la chance de signer un contrat d’édition avant même d’être diplômée. Cela a été un véritable tournant pour moi, et je mesure combien cette opportunité a été rendue possible par l’école et par les rencontres que j’ai pu y faire. Après la signature du contrat, et avec l’aide de mon éditrice, j’ai entamé un long processus de retravail du texte. Cela a pris en tout plus de dix-huit mois. À ma sortie de l’école, je ne savais pas encore quand le livre serait publié. Je travaillais à l’aveugle, j’ai repris le texte dans son intégralité plus de cinq fois. Ce fut une période éprouvante, mais aussi formatrice. Ce n’est qu’en février que j’ai appris que le livre sortirait pour la rentrée littéraire. Aujourd’hui, je suis heureuse d’avoir eu ce temps pour me préparer, car la publication et la promotion d’un livre, avec toute l’exposition qu’elles impliquent, ne sont pas des étapes faciles à vivre. Avec le recul, je vois combien ces années de travail et de préparation ont été nécessaires pour accompagner la naissance d’« Échappées ».
Penses-tu que l’enseignement de l’écriture en école d’art permet de prendre certaines libertés par rapport aux genres et aux formes littéraires établies ?
Oui, c’est d’ailleurs avec cette conviction que j’ai voulu intégrer l’ENSAPC. Grâce à l’enseignement que j’y ai reçu, j’ai notamment découvert des auteurs et des autrices dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence. Au fil de mes années, j’ai par ailleurs développé une écriture très sensorielle, expressionniste, et je pense que cela découle directement de ces années passées à l’école. Travailler dans le même atelier que des peintres, des sculpteurs/sculptrices et des performeurs/performeuses, échanger quotidiennement avec elleux sur leurs démarches et leurs questionnements m’a profondément nourrie, tant sur le plan personnel qu’en tant qu’autrice. Ces rencontres m’ont permis d’aborder l’écriture comme un espace de dialogue avec les autres formes d’art, mais aussi comme un laboratoire d’expérimentation où tout est possible.
Le roman n’est-il pas une forme impressionnante lorsqu’on commence à écrire ? Comment est né le désir ou la nécessité d’aller vers cette forme ?
J’ai toujours voulu écrire des romans. C’est un désir profondément enraciné en moi, un objectif qui m’accompagne depuis l’enfance. Avant d’y parvenir, j’ai exploré d’autres formes : la poésie, le théâtre, l’écriture de textes courts. Progressivement, avec les années, j’ai gagné en confiance, mes textes se sont allongés et, surtout, j’ai fini par trouver ma langue. C’est en quatrième année que tout s’est réellement dénoué. Le mémoire imposé par le cursus m’a confrontée à des contraintes de temps et de structure qui se sont révélées paradoxalement salvatrices. Cet impératif a été un véritable tremplin : il m’a donné l’élan pour m’engager pleinement dans la construction de ce premier roman.
Dans celui-ci, tu imagines un lieu géré par une communauté de femmes qui ont fui des violences conjugales, ou plus globalement peut-être, les violences du patriarcat. Quelles lectures ou œuvres t’ont aidé à imaginer cette fiction ?
C’est avant tout mon histoire personnelle et mes propres questionnements qui m’ont conduite à écrire cette histoire. Dans « Échappées », je n’ai pas cherché à montrer qu’un monde loin du patriarcat ou sans hommes serait idéal. En lisant le roman, on comprend rapidement que la communauté décrite est loin d’être parfaite et qu’elle est, elle aussi, un endroit de violence. Ce qui m’intéressait davantage, c’était notamment d’explorer le rapport que l’on entretient avec ses enfants lorsqu’on a vécu avec elleux dans un contexte familial violent. Comment se défaire de cette violence ? Comment éviter de la reproduire ? Est-ce seulement possible ? Les œuvres qui m’ont inspirée pour ce roman ne sont pas forcément directement liées à ce sujet. Ce sont plutôt des auteurs et autrices dont j’admire le style, la narration. Parmi mes inspirations contemporaines, on trouve Marie NDiaye, Jean-Baptiste Del Amo, Céline Minard, Julia Deck. En poésie, j’ai été profondément marquée par l’œuvre de Georges Séféris, Paul Celan, Alejandra Pizarnik et Ingeborg Bachmann. Et pour ce qui est des classiques, des auteurs et autrices comme Émile Zola, Gustave Flaubert, Gabriel Garcia Marquez, Emily Brontë ou Albert Camus ont joué un rôle fondamental dans mon parcours.
Tu vas intervenir à l’école fin janvier, dans le cadre du studio « La fabrique » dirigé par Laure Limongi, comment as-tu prévu de travailler avec les étudiant·es, que souhaites-tu leur transmettre ?
J’ai choisi comme point de départ un de mes poèmes préférés d’Alejandra Pizarnik. Il servira d’amorce pour ouvrir un espace de réflexion et de création. Les étudiant·es seront totalement libres de s’en emparer comme ils·elles le souhaitent, selon leurs envies et sensibilités. Lors de ma dernière année à Cergy, Camille Reynaud, une primo-romancière, est venue parler de son premier roman et de son parcours. Cette intervention m’a beaucoup marquée, parce qu’elle répondait à des questions très concrètes, parfois intimidantes, sur des aspects à la fois littéraires, financiers et administratifs. Elle m’avait apporté de vraies réponses. Cet échange avait été très précieux pour moi, et c’est ce que j’aimerais offrir à mon tour aux étudiant·es. Un moment d’échanges autour de leurs textes et de leurs projets d’écritures, mais aussi un espace où ils·elles pourront poser toutes leurs questions.
Est-ce que tu arrives à vivre de l’écriture ? Quels conseils matériels donnerais-tu aux personnes qui envisagent d’écrire ?
Je ne vis pas de l’écriture. Il est rare de pouvoir vivre uniquement de la vente de ses livres (surtout lorsqu’on en est à son premier !). Actuellement, en parallèle de ma pratique d’écriture, je cumule plusieurs emplois. Certains sont purement alimentaires, mais d’autres, plus en lien avec l’écriture, participent pleinement à mon épanouissement. Par exemple, j’ai la chance d’animer des ateliers d’écriture pour des enfants et des adolescents. C’est une activité enrichissante, pleine de sens et toujours stimulante. Cette année, j’ai réussi à conserver mes matinées pour écrire, ce qui n’était pas le cas l’an dernier. C’est une joie immense, avoir ce temps dédié est déjà un grand privilège. Le temps, c’est un luxe précieux pour tout artiste ou écrivain·e. Aux personnes qui envisagent d’écrire, et particulièrement aux étudiant·es, je conseillerais de profiter de ce temps d’étude pour expérimenter. C’est une période précieuse où vous pouvez tout essayer : poésie, théâtre, prose, textes courts, écritures hybrides, etc. N’ayez pas peur des échecs, car ils font partie intégrante du processus. C’est souvent à travers ces tâtonnements que naissent les idées les plus fortes et les plus personnelles. Je leur conseillerais aussi de lire autant que possible, et de diversifier leurs lectures. Explorez des genres différents, des styles variés, des auteurs classiques comme contemporains. Enfin, je leur conseillerais de partager un maximum leurs textes. De ne pas hésiter à confronter leur travail à des regards extérieurs, que ce soit auprès de camarades, enseignant·es ou ami·es. Pendant mes années à l’école, j’ai eu la chance de recevoir des retours réguliers sur mes écrits, et ces échanges ont été inestimables pour progresser. Les critiques constructives, même lorsqu’elles bousculent, permettent d’avancer et de voir son texte autrement.
Est-ce que tu continues de faire des films tout en poursuivant ta pratique d’écriture ?
Entre l’écriture et mes différents emplois, j’ai mis de côté le cinéma. J’ai commencé à réaliser des films parce que j’écrivais. À travers le cinéma, je trouvais une autre manière d’explorer mes idées, de donner une matérialité visuelle et sonore à mes histoires. Après l’école, le choix de me consacrer à l’écriture s’est imposé, naturellement. L’écriture est pour moi une nécessité, contrairement au cinéma. C’est une pratique que je ne peux pas mettre de côté, même temporairement. Pour l’instant, je n’ai pas de projet de reprise dans le domaine du cinéma, mais je reste ouverte à cette possibilité. Si l’occasion se présente, si je ressens à nouveau l’élan ou la nécessité, je n’hésiterai pas à m’y replonger. Il ne faut jamais dire jamais.