ENTRETIEN AVEC FOLAKUNLE OSHUN

Conversation sur la pratique de cet artiste, curateur et chercheur, qui a fondé la biennale de Lagos.
Entretien mené et traduit par sabrina soyer pour l’ENSAPC, avril 2024.

Image : vue de la biennale de Lagos, Free Visa, installation de Kiluanji Kia Henda & Paulo Moreira, 2024

 

sabrina soyer : cher Folakunle, je suis heureuse que tu aies accepté cette interview, car j’ai cru comprendre que tu faisais beaucoup de choses ! Tu es artiste et commissaire d’exposition, tu as créé la Biennale de Lagos au Nigéria (la dernière édition était en février 2024 – j’ai beaucoup de questions, plus tard, à ce sujet), et puis tu es aussi chercheur. Tu fais un doctorat à l’ENSAPC qui porte sur l’architecture des bâtiments d’État en Afrique de l’Ouest, dont nombre, après l’indépendance, sont devenus des lieux d’accueil de l’art contemporain. Pourrais-tu revenir sur ton parcours, la manière dont tu es passé de la pratique artistique à la recherche, en passant par l’activité de commissaire d’exposition ? Est-ce que cela te semble difficile aujourd’hui de naviguer entre ces différents champs de l’art ?

Folakunle Oshun : Au départ, j’ai étudié l’économie dans les années 2000, puis j’ai abandonné lorsque j’ai senti que je n’y trouverais pas mon compte. J’ai commencé à étudier l’art en m’inscrivant dans la section beaux-arts de l’université de Lagos, avec une spécialisation en sculpture. Vraiment, je ne peux pas dire comment j’en suis venu à m’engager dans le commissariat d’exposition, mais disons que ça a commencé par une frustration à l’égard de la manière dont le monde de l’art fonctionne. Il était hors de question d’abandonner ma pratique artistique pour autant, mais je suppose que m’engager à fonder une biennale à Lagos et de m’inscrire en doctorat à Paris a rendu les choses un peu plus complexes. J’essaie de considérer ma pratique comme holistique et complémentaire : une chose déteint sur l’autre. Mon obsession pour l’architecture découle d’une obsession similaire pour la sculpture et, au final, pour la forme. Comme je l’ai dit, j’étais insatisfait et choqué par la façon dont, globalement, les curateur·ices définissaient la pratique de nombreux·euses artistes et la docilité avec laquelle les artistes jouaient leur rôle dans ce grand marché de l’art capitaliste. Le commissariat d’exposition comme pratique reste un champ à explorer ; l’accent est encore trop mis sur le fait de produire quantité d’expositions et de documentation, sans évaluer vraiment la manière dont ces méthodes affectent et reflètent la société. À mon humble avis, questionner l’architecture est l’une des clés permettant de libérer le potentiel de l’art et du commissariat d’exposition. On ne peut pas continuer à fourrer le même art dans les mêmes vieux cubes blancs et s’attendre à quelque chose de différent. Mes rencontres avec des chercheur·euses et des universitaires, à ce niveau, ont influencé ma façon d’analyser et de gérer des situations. La recherche a permis d’élargir ma vision, pour essayer de mieux comprendre comment le monde fonctionne et la façon dont je peux, à mon échelle, l’habiter et le transformer. Je suis arrivé à l’ENSAPC sans aucune attente. Je savais juste que ce serait beaucoup de travail, et je n’étais en rien préparé à l’intensité de la recherche doctorale. Le fait de ne pas parler français a rendu les choses encore plus difficiles. La première année, j’ai commencé à enseigner, ce qui était une toute nouvelle expérience pour moi. Donc, oui, je pense avoir exploré un bon nombre de pratiques associées au champ de l’art, mais mon cœur reste dans la sculpture.

s.s : Comment en es-tu venu à t’intéresser à l’histoire des bâtiments d’État et à leurs transformations, en Afrique de l’Ouest spécifiquement ?

F.O : Vers 2013, j’ai commencé à voyager le long de la côte ouest-africaine, notamment à Abidjan (Côte d’Ivoire), Accra (Ghana) et au Togo. J’ai fait un deuxième voyage en solo à Dakar, par la route, en 2015. Ces expériences ont éveillé mon intérêt pour les paysages urbains et ruraux que j’ai rencontrés. On peut dire qu’il y a beaucoup de similitudes dans le paysage urbain des villes d’Afrique de l’Ouest ; ces similitudes peuvent être liées à leur histoire coloniale et à ce que Manuel Herz appelle « l’architecture de l’indépendance ». La période post-indépendance dans la région a été marquée par la commande de nombreux bâtiments commémoratifs, dont les styles étaient très intéressants. À travers mes recherches et ma pratique de curateur, j’ai essayé de penser les fondements des réalités actuelles du paysage socio-politique africain, par le biais d’un engagement artistique avec ces espaces et les politiques et économies qui s’y jouent.

s.s : Tu as créé la première biennale de Lagos en 2017, comment est venue l’idée et l’envie de créer une biennale dans cette ville ? As-tu ressenti qu’il y avait une nécessité pour les artistes locaux et les personnes impliquées dans la vie culturelle de se positionner par rapport à ce format d’événement artistique et à son histoire ?

C’est toujours délicat de plaider en faveur d’une biennale. Ce qui est plus important, c’est l’effet de levier que la biennale apporte à une ville comme Lagos et les possibilités infinies de créer quelque chose qui n’est pas contraint par des forces extérieures. La Biennale de Lagos est une institution non gouvernementale gérée par des artistes, et qui ne peut tout simplement pas être définie ou contenue par les attentes associées aux biennales. Lagos est un lieu particulier, peu comparable à d’autres. Ce que nous essayons de faire en tant qu’institution, c’est de condenser l’énergie artistique, les récits historiques et la créativité de la manière la plus honnête possible. Je pense que l’honnêteté est quelque chose qui manque dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, en particulier dans le monde de l’art, donc que nous l’appelions une biennale, un festival ou même un musée, l’idée est de sentir une forme d’immédiateté et d’authenticité dans le travail que nous faisons.

s.s : Est-ce que la première édition de cette biennale, par ailleurs intitulée « Living on the edge » (« Vivre au bord du gouffre » – « edge » peut aussi signifier en bordure / en marge / à la périphérie), a-t-elle d’une manière ou d’une autre affecté les « marges / bordures » de cette ville, géographiquement et sociologiquement parlant ?

F.O : L’idée était de contextualiser les réalités d’individus occulté·es du centre de la société [1] dans un paysage marqué par des défis écologiques plus vastes, auxquelles une ville au bord de l’Atlantique était et est toujours confrontée. Il existe plusieurs points de vue sur ce qui constitue un bord / une marge, et c’était un moment fort d’assister aux échanges entre les artistes et la communauté vivant au sein de l’ancienne gare de la Nigerian Railway Corporation, qui nous a accueilli et a participé à plusieurs niveaux.

[1] La biennale occupait un hangar ferroviaire désaffecté de la Nigerian Railway Corporation, où les artistes ont cohabité avec des personnes vivant sur place, qui ont fait des bâtiments et des wagons de cette ancienne gare leurs habitats. Il s’agissait de transformer cet espace ensemble et de créer un dialogue concret avec les populations marginalisées qui vivaient là.

s.s : En février dernier s’est ouverte la 4e édition de la Biennale de Lagos. Environ 80 participant·es ont été invités à travailler autour du thème « Refuge ». Quand j’ai cherché des images sur internet j’ai vu un gigantesque panneau qui indiquait « Free Visa », une installation de Kiluanji Kia Henda & Paulo Moreira. Il semble que les artistes de cette édition s’attaquent à des concepts et des problèmes politiques de façon assez directe. Soulignons également que cette biennale s’est déroulée sur un lieu historique, la place Tafawa Balewa, un site nommé en l’honneur du premier Premier ministre nigérien, et qui fut également le lieu du FESTAC ’77, la deuxième édition du Festival mondial des arts et des cultures d’Afrique noire. Pourrais-tu nous parler des œuvres qui t’ont particulièrement marqué au cours de cette biennale, en relation avec ce site et le thème du « Refuge » ?

F.O : La place Tafawa Balewa, dans son aspect écrasant, a consumé l’équipe de la biennale, les artistes comme les invité·es. Dans un certain sens, elle a peut-être aussi consumé notre récit car l’expérience d’une exposition en plein air dans un espace aussi historiquement chargé est rare. La réalité physique de l’engagement artistique sur une telle étendue de béton est déjà assez brutale ; en faire l’histoire en embrassant toutes ses strates est encore plus complexe. C’est quelque chose qu’il faut avoir vécu en personne pour en saisir l’essence et la puissance. Chaque pièce était formidable, non pas de la manière dont nous évaluons le grand art en termes de qualité, de narration ou d’esthétique. Mais plutôt par l’engagement et le temps consacré pour préparer et participer à un projet aussi ambitieux. Je suis commissaire d’exposition depuis 12 ans et je n’ai jamais participé à une exposition aussi intense que celle-ci. L’humilité dont ont fait preuve les artistes pour faire partie d’un événement aussi historique, sur le sol d’un des plus importants monuments publics d’Afrique, est tout à fait louable, surtout si l’on considère les ressources limitées dont les artistes disposaient pour monter l’exposition.

s.s : La biennale a-t-elle laissé des restes de ses refuges à Lagos ?

F.O : Des souvenirs inoubliables, c’est ce qui reste le plus longtemps ! Mais certains pavillons ont été installés dans des parcs publics et des écoles, les autres vivent dans nos esprits et nous rassurent sur le fait qu’il existe encore des poches de communautés solidaires à l’intérieur et à l’extérieur du monde de l’art. À chaque édition de la biennale, une forme inattendue de collaboration ou de soutien surgit toujours à la dernière minute. Cela définit clairement l’esprit de communauté tel qu’il prend forme à Lagos. À l’improviste, l’artiste franco-turque Deniz Bedir, qui a créé l’installation intitulée Taşlık Kahvesi, un lieu de relaxation et de méditation au sein de la place, a offert du thé aux artistes et aux invités pendant toute la durée de la biennale.

s.s : Comment avez-vous réussi à financer un événement d’une telle ampleur ?

F.O : Ça c’est LA question ! Avec du sang, des larmes, de la sueur… et quelques prières. Une grande partie du financement est venue d’organisations internationales comme l’Open Society Foundations et la Terra Foundation for American Art. Le reste est venu de particulier·es et de collectionneur·euses d’art à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Nous avons également bénéficié d’une aide au voyage de la part de Royal Air Maroc. Ce qui est important plus que le financement il me semble, c’est le postulat d’un exercice clair et distinct du commissariat d’exposition. Enfin, il serait facile de créer une autre biennale en appliquant des formules que nous connaissons déjà. Ce qui est difficile, c’est de créer des expériences et des visées qui nous sortent de notre champ de référence global. Je ne peux pas affirmer avec certitude que nous y sommes parvenus, mais c’est du moins ce qui nous a poussés à le faire. L’esthétique des biennales est relativement simple ; les biennales se ressemblent beaucoup, il faut donc toujours chercher le courage pour inventer.

s.s : Est-ce que les choses que tu as vues durant de cette biennale t’ont permis de découvrir quelque chose que tu n’avais pas pu voir au travers de ta recherche ? 

F.O : Pas nécessairement. Cela m’a donné confiance quant à l’intérêt du sujet dont je traite, et de son actualité. J’ai rencontré d’autres perspectives et glané des informations pendant la biennale ; mais dans la mesure où le but de ma recherche est d’établir que les monuments de la période post-indépendance en Afrique de l’Ouest sont des sites de fabrications d’héritages, je ne suis pas surpris quand cet héritage se manifeste.