ENTRETIEN AVEC NTONE EDJABE, FONDATEUR DE CHIMURENGA

Du 2 avril au 16 mai 2021, la plateforme éditoriale panafricaine Chimurenga investit la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou pour proposer une cartographie et une classification alternative de ses collections ; l’enjeu étant de mettre en relation l’archive « visible » de l’imaginaire noir présente dans la collection de la Bpi avec une archive « cachée » provenant de la production intellectuelle, artistique et politique des Noirs dans le monde francophone. À travers des signets entre les livres figurants des ouvrages importants des « Black Studies », des lignes au sol et nouvelles routes de lecture, des citations sélectionnées, des cartes mentales et imagées, des présentations de livres et revues, Chimurenga invite les visiteurs à réinvestir la bibliothèque « comme un laboratoire de curiosité étendue, de réflexion critique, de rêverie, d’implication socio-politique, de fête et de lecture ».

 Pour réaliser cette installation, Chimurenga s’est tourné vers les étudiant·e·s de l’ENSAPC afin de sélectionner, d’imaginer et de produire avec elles et eux les livres et les fac-similés qui pourraient rejoindre la bibliothèque. L’occasion de partager leur réflexion sur les généalogies de l’imagination radicale noire dans le monde francophone mais également de repenser – de manière politique – le design de ces ouvrages.

 Entretien avec Ntone Edjabe, fondateur de la plateforme Chimurenga :

 

Pouvez-vous revenir sur le contexte – historique, politique, social – dans lequel s’est formée la plateforme Chimurenga ?

Chimurenga a plusieurs commencements et l’un de ses points de départ est le Pan African Market, un espace que j’ai créé à Cape Town en 1997 avec Vuyo Koyana et Sandile Dikeni, et plus tard Binyavanga Wainaina – des collègues journalistes. C’était un refuge et un lieu de rencontre pour ceux et celles qui se sentaient exclus du grand projet national de la nouvelle Afrique du Sud.

En 2001, cet espace a généré une publication que j’ai nommé Chimurenga. À l’époque, les leaders politiques nous disaient que la lutte contre l’apartheid s’était achevée avec les élections de 1994, qui ont mené Nelson Mandela au pouvoir, et qu’il ne nous restait plus qu’à devenir des bons consommateurs pour nourrir l’économie nationale. Le slogan de notre publication était « la lutte continue ».  C’est un des débuts, il y en a plusieurs.

 

Que signifie Chimurenga ?

Chimurenga signifie révolution en Shona, une langue du Zimbabwe. C’est le nom de la lutte révolutionnaire du Zimbabwe contre la colonisation anglaise au début du 20e siècle. C’est aussi le nom de la musique populaire qui a émergé de cette lutte et qui, plus tard, l’a nourrie. Cette complémentarité dans l’étymologie m’intéressait. Il évoquait un travail de contestation et une réaffirmation du rôle de la culture dans un contexte où elle se dépolitisait. Au début des années 2000, c’est ce qui se passait en Afrique du Sud.

 

Quelles sont les différentes formes éditoriales dans lequel le collectif s’est investi ?

Nous ne nous identifions pas comme un collectif, mais comme un espace libre et indépendant, où tout le travail que nous produisons est fait en collaboration. Nous sommes aussi une revue qui réalise des projets éditoriaux divers (notamment Chimurenga Magazine – un journal de culture, d’art et de politique, The Chronic – une publication trimestrielle, African Cities Reader – une publication bisannuelle sur la vie urbaine) ; une radio mobile et en ligne, la Pan African Space Station (PASS) ; et un groupe de recherche.

 

Quelle est la configuration actuelle de la plateforme Chimurenga ? Quel est le dernier projet qui a vu le jour ?

L’équipe éditoriale varie en fonction des projets et situations. Actuellement le groupe inclue Graeme Arendse, Moses Marz, Bongani Kona, Asanda Kaka, Bianca Van Rooi, Mamadou Diallo, Eva Munyiri et Ntone Edjabe.

Le dernier numéro de la revue The Chronic s’intitule “Imagi-nation nwar”. Il se fonde sur un travail bibliographique mené depuis plusieurs années autour de la tradition radicale noire dans le monde francophone, en collaboration avec des camarades en France : Pascale Obolo, Amzat Boukari-Yabara, Amandine Nana, Amina Belghiti, Paul-Aimé William et Rosanna Puyol. C’est la manifestation d’une des préoccupations centrales de la revue : la production et la circulation des connaissances des Noirs sur leur monde – ce qui a été institutionnalisé aux États-Unis à la fin des années soixante comme « Black Studies ». Mais ça ne suffit pas de présenter des « Black Studies » à la française, on voulait aussi présenter une généalogie des études noires dans le monde francophone. Dans ce numéro, on invite des auteur·e·s contemporain·e·s à situer leur travail par rapport à cette archive, qui demeure largement invisible. Ensemble, on essaye de produire une « étude noire » de l’archive francophone. Il y a une distinction entre les études noires (un champ d’études interdisciplinaires) et l’étude noire (une méthode indisciplinable qui reconnecte la connaissance incarnée à n’importe quel corpus de connaissances). C’est la différence entre regarder les Noirs et regarder avec les Noirs.

 

À l’occasion de la saison Africa 2021, vous présentez une nouvelle édition de la Bibliothèque Chimurenga à la Bpi. Comment a débuté le projet au long cours de la Chimurenga Library ? Quelle importance revêt la forme de la « bibliothèque » ?

En mai 2008, une vague d’attaques xénophobes en Afrique du Sud nous a paralysés. Mes collègues et moi publiions Chimurenga comme une revue panafricaine depuis près de sept ans quand ces événements sont survenus. Nous contestions cette conception réductrice de la nation, et les événements nous ont donné l’impression d’avoir passé les sept années précédentes à ne rien faire. Pendant un an, nous n’avons pas réussi à publier, et nous avons décidé de lire.

Nous allions à la bibliothèque centrale de Cape Town tous les soirs. C’est une bibliothèque qui ouvre jusqu’à 22 heures, et nous passions nos soirées à chercher et à se chercher. Nous avons commencé à identifier une bibliothèque parallèle, qui était elle-même contenue dans l’espace mais à laquelle le public n’avait pas accès parce que le système de classification est réducteur. Plus nous lisions, plus nous créions de nouvelles catégories, que nous signalions discrètement, pour nous-mêmes, en mettant des marques dans les livres.

Puis, nous avons ouvert ce travail au public en collaboration avec les bibliothécaires, en produisant une signalisation alternative. Les livres étaient reliés par des « lignes de lecture » sur le sol pour ne pas rivaliser avec l’arrangement officiel, mais plutôt s’accrocher à lui – un peu comme les vendeurs à la sauvette campent sous l’éclairage public dans nos villes. Nous avons donc produit une cartographie alternative de l’espace. Ensuite, nous avons utilisé cette méthode dans d’autres bibliothèques. Par exemple, nous sommes allés à la bibliothèque Kallio à Helsinki, réputée pour sa collection sur l’histoire du socialisme – pour étudier les connections entre le socialisme et le panafricanisme.

La bibliothèque est progressivement devenue une méthode de recherche pour notre travail éditorial. Désormais, l’édition va toujours avec un travail en bibliothèque et un travail de radio, pour cultiver également les connaissances orales, qui sont importantes dans notre contexte.

 

Quel était l’enjeu pour vous de travailler avec des étudiant·e·s en école d’art ?

La Chimurenga Library inclue toujours, comme tout notre travail d’ailleurs, un élément de spéculation – ce n’est seulement ce qui est, aussi ce qui aurait pu être [what could have been]. Une partie de la « recherche » consiste donc à imaginer des textes qui devraient faire partie de la bibliothèque – souvent ce sont des textes qui n’existent que dans notre imagination. Par exemple un essai que Edouard Glissant a commencé à écrire en 1962 avec le titre « Notes pour un traité de la décolonisation », en réponse à Franz Fanon, mais qu’il n’a jamais terminé ni publié. Ou encore « Le Dernier voyage du négrier Sirius » un livre de science-fiction écrit par le protagoniste du roman Le docker noir de Sembene Ousmane. Ou encore une revue mentionnée dans la fiction de Sony Labou Tansi. Tous ces textes sont des faux livres [mock books] que nous insérons dans la bibliothèque.

L’objectif de notre collaboration avec les étudiant·e·s de l’ENSAPC était de réaliser ensemble un design pour des ouvrages qui font partie de la Chimurenga Library sur les études noires en France, mais qui ne sont pas dans la collection de la Bpi. Et parmi ces ouvrages nous avons inséré des livres imaginés, sans faire de distinction. Le concept du « faux livre » fait donc allusion a l’apparence du livre mais aussi souvent à son contenu.

 

Comment avez-vous collaboré avec eux·elles ?

Nous avons proposé aux étudiante·e·s un principe permettant de rendre visible la dimension raciale de la production et circulation des connaissances. En lieu et place d’une couverture traditionnelle, tous les livres se sont vus assignés une couleur de peau.

Les étudiant·e·s ont donc répondu à ce briefing en proposant des typographies originales et des mises en page, qu’ils et elles ont ensuite réalisé dans les ateliers de sérigraphie de l’ENSAPC. Ceci a pris du temps parce qu’il fallait identifier le matériel idéal pour la production des faux livres, en plus de créer les typographies et réaliser la mise en page. Et ensuite produire les objets. C’était un travail intensif de création et production pendant près de trois mois. Ma collègue, la curatrice Pascale Obolo, faisait le lien avec les étudiant·e·s sur place. Nous sommes satisfaits de cette collaboration, qui je l’espère va continuer à travers des échanges sur des projets individuels. Je tiens à remercier Bérénice Lefebvre qui dirige l’atelier de sérigraphie de l’ENSAPC, pour la coordination de ce projet, et bien sur tous les étudiant·e·s qui ont bien voulu collaborer avec nous malgré toutes les difficultés posées par la pandémie : Alice Bondoki, Maximilien Curtis, Justin Ebanda, Lorena Almario Rojas, Maeva Conderolle, Louise Guegan et Garance Bultler-Oliva.

 

Comment les textes des mock books ont-ils été choisis ? Quelle place tiennent-ils au sein de la Chimurenga Library de la Bpi ?

Nous avons proposé une liste de 200 textes qui étaient pour nous essentiels à représenter dans l’installation. Ensuite chaque étudiant·e a fait sa sélection à partir de cette liste. C’était important que les étudiant·e·s fassent le choix des textes sur lesquels ils et elles voulaient travailler.

Nous avons inséré les faux livres dans les rayonnages là où les textes absents devraient être. Puis il fallait matérialiser les relations entre ces ressources dispersées dans la bibliothèque. Nous avons donc tracé des lignes de lecture sur le sol avec des citations, pour faire des liens entre les collections. Toutes ces relations sont visualisées dans des cartes qui tracent comment la circulation des connaissances transcende les divisions de langue et de nation dans le monde noir. C’est toujours important de faire ce travail en maintenant notre opacité, ne pas se soumettre à l’exigence de transparence du regard blanc. Pour lire nos textes, il faut venir avec vos propres ressources – vos connaissances, vos expériences. Sinon, vous regardez la couverture.