YTO BARRADA – DES TROUS DANS LA LUNE

À partir du 26 août 2020 à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy

 

Invitée par l’École nationale supérieure des arts de Paris Cergy (ENSAPC) à l’occasion de l’Eté culturel en Île-de-France, l’artiste franco-marocaine Yto Barrada affiche temporairement sur la façade de l’ENSAPC un calendrier fictif du cycle lunaire. Chacune des phases affichées de la lune souligne visuellement la localisation de l’un des vingt-cinq cratères qui portent le nom d’un savant du monde arabo-islamique. Comme souvent dans son travail, Yto Barrada s’intéresse à l’histoire, au savoir, et aux récits qui s’y produisent.

 

La conquête de l’espace a commencé à distance et avec le langage 

Bien avant que l’astronomie ne se dote des outils de l’optique ou de la recherche aérospatiale, c’est l’imaginaire qui a exploré la surface de la lune. De loin, on y a vu des figures humaines ou animales, ou une géographie proche de la nôtre : montagnes élevées et vallées creuses pour Démocrite, mers et continents pour Leonard de Vinci… Progressivement, les calculs des savants puis les premières lunettes optiques conduisent à des observations, des cartographies successives, et des noms.

Nommer est un acte performatif : je te nomme signifie je t’attribue à quelque chose ou quelqu’un. Tout nom « propre » donné signale l’appropriation et repose sur une idéologie. La plupart des opérations honorifiques sont possessives.

Vingt-cinq des cratères lunaires portent le nom de grandes figures de la recherche arabo-islamique en astronomie. Les noms adoptés en 1935 étaient latinisés : Alpetragius, Albataneus, Alfraganus, Averroès, etc. S’y ajoutent ensuite des noms de scientifiques nouvellement reconnus et dont la transcription reste fidèle à leur langue d’origine : Ibn Sina est le vrai nom d’Avicenne.

Pas de femme parmi eux. La liste complète des cratères en comprend une vingtaine, elles sont largement minoritaires sur un astre considéré comme l’horloge du corps féminin.

Au moment où on déboulonne les statues célébrant l’abus de pouvoir ; où le refus de l’édification d’une histoire officielle mensongère dans l’espace public s’élève dans de nombreux pays, il est bon d’aller regarder jusqu’où voyagent nos fables. Yto Barrada s’empare d’un espace de projection idéal, la lune.


Des savants dans le ciel 

La sélénographie, l’étude de la surface de la lune, est inventée par l’Occident à la fin du 15e siècle. Avec les images satellites, dans les années cinquante, la sélénographie fait place à la science de la lune, la sélénologie. Les premières toponymies lunaires se réfèrent aux grandes figures grecques et latines, à la mythologie, et surtout au catholicisme. Les nomenclatures des différents cratères évoluent jusqu’à ce qu’en 1935 l’Union Astronomique Internationale (IAU) officialise la liste et la règle de l’attribution. Plus de mille trois cent cratères portent aujourd’hui le nom d’une ou d’un scientifique. La terre a envoyé le nom de beaucoup de savants sur la lune – surtout des hommes, des Occidentaux.

Lors du lancement d’Apollo 11 en 1969, Ralph Abernathy, proche de Martin Luther King Jr., conduit à Cap Canaveral un cortège de cinq cents personnes pour protester contre le coût démesuré du projet : deux mules tirent un chariot de bois, pour signifier le niveau de technicité accordé aux Afro-Américains. Un cinquième de la population américaine vit alors sous le seuil de pauvreté : les manifestants proclament que la conquête de l’espace est une priorité inhumaine.

En 1970, l’écrivain et musicien Gill Scott-Heron chante « Whitey on the Moon » :

Pas d’eau chaude, pas de toilettes, pas d’électricité, pendant ce temps les blancs vont sur la lune. Tout l’argent que j’ai gagné l’an dernier a servi à arriver sur la lune avant les soviétiques.

En réalité la marche sur la lune n’a passionné que les pays occidentaux. Elle est un épisode de la guerre froide.


Il y a du silence dans les traités 

Avec le Traité de l’espace de 1967, l’ONU interdit l’appropriation militaire de l’espace et des corps célestes. En 1979, le Traité sur la Lune attribue tout corps céleste à la communauté internationale et en interdit toute exploitation, mais il ne sera jamais ratifié.

En dissociant la propriété et l’exploitation d’un espace, on crée un vide juridique, on fait des trous dans la législation.

La lune est potentiellement pleine de trous de forage. Aux États-Unis le Space Act, signé par Obama en 2015, accorde aux puissances privées des droits d’exploitation commerciale. En avril dernier Trump le pousse plus loin et affirme : L’espace extra-atmosphérique est un domaine de l’activité humaine unique sur le plan juridique et physique, et les États-Unis ne le considèrent pas comme un bien commun mondial.

Les projets sur la lune se multiplient. Que fabrique la terre au juste, là-haut ?

On est aussi en droit de se demander si cette apparition cyclique de l’inaccessible et de l’inconnu, ce signal du rêve et ce support de la projection de soi dans un autre monde, peut encore procurer une diversion aux mauvais traitements infligés à notre planète… Alors que son atmosphère est proprement irrespirable, les projets de vie sur la lune prétendaient offrir un contrepoint rassurant à l’état désastreux dans lequel on a mis la terre. Est-ce qu’on en est encore à envisager le monde en termes d’exploitation ?

La lune, un nouveau territoire à coloniser ? À privatiser ? Vraiment ?

Planète Terre, le 2 août 2020, Marie Muracciole.


Yto Barrada
(née en 1971, vit et travaille à New-York) est une artiste franco-marocaine dont les investigations pluridisciplinaires de phénomènes culturels et de récits historiques se sont d’abord tournées vers le monde dans lequel elle a grandi, à Tanger. Ses installations, ses photographies, ses publications
et ses films associent les stratégies du documentaire à une approche plus métaphorique et poétique. Sa pratique s’appuie sur les archives, les transmissions orales et les récits vernaculaires pour mettre à jour les fictions qui dominent l’histoire officielle.

Ses œuvres sont exposées et conservées dans des institutions comme le Metropolitan Museum (New York), la Tate Modern (Londres), le MoMA (New York), la Renaissance Society (Chicago), le Witte de With (Rotterdam), la Haus der Kunst (Munich), Centre Pompidou (Paris) et la Whitechapel Gallery (Londres). Yto Barrada est cofondatrice de la Cinémathèque de Tanger, au Maroc.

Elle a reçu de nombreux prix dont le Roy R. Neuberger Prize en 2019, le Rotterdam Film Festival Tiger Award du court métrage en 2016, le prix Abraaj en 2015 et a été nominée au Prix Marcel Duchamp en 2016. Elle s’est vue attribuer la bourse pour la recherche en photographie 2013-2014 et le Robert Gardner Fellowship in Photography 2013 du Peabody Museum (Harvard University) et le Deutsche Guggenheim Artist of the Year Award en 2011.

Yto Barrada est représentée par Pace Gallery (Londres), Sfeir-Semler Gallery (Beyrouth-Hambourg) et la Galerie Polaris (Paris).


Marie Muracciole
, commissaire d’exposition de ce projet, est critique d’art et historienne de l’art. Elle vit à Paris, après avoir dirigé le service culturel du Jeu de Paume à Paris de 2005 à 2011 et le Beirut Art Center à Beyrouth de 2014 à 2019. Elle a été notamment commissaire de l’exposition itinérante Yto Barrada: Riffs inaugurée au Deutsche Guggenheim Berlin en 2011 et a contribué à la monographie publiée par JRP Ringier en 2013.

L’ENSAPC remercie Marc Touitou et le studio Huber/Sterzinger pour leur précieuse collaboration.

Avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France – Ministère de la Culture.

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