Jonathan Potana, Co(naître)
Aubervilliers est une ville qui porte en elle l’analogie évocatrice d’un passé colonial et de la présence d’une migration en continu. C’est un paysage créole, spectral, délaissé, comme pluriel et métabolisé par des couleurs vibrantes en rythme, en arômes, en langues, en noms : le département de la Seine-Saint-Denis, peut évoquer Saint-Denis, la capitale de l’île de la Réunion. Située dans l’archipel de l’océan Indien, la Réunion est un lieu de rencontre symbolique pour ses habitant·es, ses communautés venues pour la plupart d’Afrique, d’Inde, ou de France. C’est un domaine fantôme ancestral, une « île manquant[1] », dans les mots de la jeune autrice réunionnaise Estelle Coppolani :
« J’ai observé souvent, en me penchant au-dessus d’une carte du monde, l’absence de mon île. Mon œil imitait un trajet volatile quittant la baie de Marseille et descendant l’immense continent jusqu’à l’archipel des Mascareignes. Là, cependant, alors que l’île Maurice figurait le plus souvent, comme tendue vers ce sous-continent indien dont j’ai tant entendu parler, je ne retrouvai pas la Réunion. »
Regardons ces deux lieux d’une manière de penser le regard et de penser avec le regard, sous l’angle d’une image dialectique telle que définie par Walter Benjamin : « Ce n’est pas que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé, mais ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt.[2] » Selon Benjamin, seules les images dialectiques, sont de « vraies images ». L’image-empreinte de la complexité historique, relationnelle et culturelle, et la pétrification du présent dont l’œuvre d’art témoigne. L’image dialectique, l’épistémologie de Co(naître), est la matière sculptée par Jonathan Potana, né à la Réunion. Largement intitulé Mouvement Primaire, il s’agit du concept de l’artiste qui comprend des œuvres sculpturales, des dessins, des textes et des performances – quel que soit le médium – afin d’interpeller la cohésion sensible au monde, la saisie critique de la manière d’en faire à travers un matérialisme autre qu’historique, à travers un matérialisme élémentaire.
L’artiste introduit son exposition Co(naître) dans le Centre d’art Ygrec en utilisant des éléments topographiques tels qu’une jetée, une pierre, des ruines, ou métaphoriques tels que des traces du corps comme le vêtement de sa performance, ou encore une couverture de survie, l’élément générateur de chaleur et d’isolation, avec laquelle il recouvre l’ensemble de la vitrine. Inspiré par l’œuvre de Joseph Beuys, Potana interroge l’état de l’humanité, à travers l’énergie qui lie et fait communiquer les sphères terrestres et célestes. La vitrine d’Ygrec, une interface d’espace d’art accessible à tous·tes, devient une zone de transit, un édifice des mémoires transversales.
Au cœur du centre d’art, on retrouve assemblages d’éléments hétérogènes, naturels ou manufacturés des « organismes sculpturaux ». Les déchets d’Aubervilliers, soigneusement collectés afin d’éveiller leur « écoconception », comme une forte symbolique du passage du végétal à l’animal, composent une œuvre visuellement saisissante et ambiguë. En effet, les objets chez Potana sont porteurs de multiples sens ; une bouteille de rhum arrangé d’épices et d’espèces somatiques, de fleurs, du miel, de plantes médicinales et d’êtres mystiques issus d’herbier orientale, disposés sur une broderie traditionnelle malgache exposée à la Genèse culturelle de la Réunion. Quant aux instruments de mesure tels que les horloges et les thermomètres, ou les boussoles, l’artiste fait écho au contrôle et à l’extraction des environnements naturels et culturels, mais aussi au temps de l’éveil, de la réhabilitation et de la réparation. Ou encore la figure de caméléon qui veille aux visiteur·euses, arc-en-ciel et incarnation de la capacité mimétique ; changement de couleur, adaptation et camouflage. Il n’est pas ce qu’il semble être au premier abord. C’est le visage de notre époque. L’ambiguïté de la sécurité et de la violence. Un État policier, une biopolitique.
Enfin, le sol du Centre d’art Ygrec est recouvert de carton, traversé par des réflexions épistémologiques inscrites sur ce matériau de l’isolement et du déplacement. Les mots « économie », « présence », « histoire » côtoient avec « révolution », « témoin », « foyer », ou « utopie ». La pensée circule librement, entre continuité et discontinuité de l’histoire de l’art, rappelant la technique du dessin et de l’écriture automatique d’Olivier Marboeuf dans son œuvre murale, de l’archive vivante, Monument Liquide (2024) qui relie la Méditerranée, les Caraïbes et le Passage du Milieu pour rendre hommage aux morts et de leurs voix. Ou par sa forme visuelle le Portrait of Self ? (1986) une silhouette de l’artiste Jimmie Durham, avec une écriture critique comme poétique : « I am basically light-hearted » revendiquant l’idée que l’identité n’est pas statique et qu’elle s’invente au moins en partie elle-même[3]. Ou encore les « Direct Sculptures », des kiosks et des monuments de Thomas Hirschhorn, l’artiste basé à Aubervilliers qui choisit des matériaux peu coûteux que l’on peut trouver partout (scotch, papier d’aluminium, plastique, carton…). Une matière première pauvre, dont l’emploi devient un geste politique.
En conclusion, l’œuvre de Jonathan Potana s’oriente vers la Relation [4] non linéaire et émancipatrice, à travers une perception profondément attentive de l’environnement et de ses interdépendances, plutôt que vers un cadre de succession historique qui prédéfinit la présence « universelle » et la manière dont nous devrions la regarder et la comprendre, caractéristique de la pensée des Lumières. En effet, Potana est proche de la philosophie matérialiste élémentaire enseignée par Denise Ferreira da Silva[5] qui considère tous les différents moments et les entités dans le temps et l’espace deeply implicated les unes dans les autres, selon elle « il existe une toute une autre planète qui est fondamentalement interconnectée, sur laquelle nous vivons, mais à laquelle nous ne prêtons pas attention » [6]. Ce qui peut expliquer pourquoi des tremblements à l’autre bout du monde peuvent vibrer avec notre corps.
Développé par son approche « Poésition » à travers de l’ensemble de l’exposition Co(naître), Potana crée un écosystème d’attentions à la connexion d’un espace et d’un temps qui sont deeply implicated. Il s’y adresse au Mouvement Primaire, un terme à travers lequel il réfléchit à son travail, à notre manière d’agir et d’habiter, à ses adhérences et à ses topologies sensibles. C’est une question sur le rôle de l’art, sur ce qu’il peut encore faire aujourd’hui, s’il peut faire quelque chose face aux crises économiques et migratoires, au fascisme politique et écologique, à l’injustice, à la sujétion racial-colonial en cours.
La vitalité d’œuvre de Jonathan Potana se reflète et se réfracte dans une cosmogonie, le lieu majeur de ses préoccupations. Co(naître) est un endroit de rencontre, d’émerveillement, par des mouvements invisibles et primaires qui s’impliquent à un niveau interstellaire pour vibrer à travers nos corps.
simona dvorák
[1] Estelle Coppolani : L’île manquante « Jʼai observé souvent, en me penchant au-dessus dʼune carte du monde, lʼabsence de mon île. Mon œil imitait un trajet volatile quittant la baie de Marseille et descendant lʼimmense continent jusquʼà lʼarchipel des Mascareignes. Là, cependant, alors que lʼîle Maurice figurait le plus souvent, comme tendue vers ce sous-continent indien dont jʼai tant entendu parler, je ne retrouvai pas la Réunion. Les cartes anonymes (pensai-je) perpétuaient une impression bleue, sans trace ni indice particulier du lieu de naissance. Ma famille était absente de la carte du monde, noyée quelque part dans lʼocéan, tout comme la langue que nous partagions et dont les livres dʼécole ne parlaient quʼavec dédain.» Source : https://estellecoppolani.com/#lilemanquante
[2] Walter Benjamin, « Paris Capitale du XXe siècle ». Le livre des passages, Les éditions du Cerf, 1989.
[3] Dans l’article de Pac Pobric : “The man without a face: Jimmie Durham at the Whitney Museum”, In : The Art Newspaper. 2017. Le journaliste analyse la controverse autour de l’œuvre de Jimmie Durham et de son appartenance à la communauté Cherokee, ce qui constitue un complément d’information ici, non lié à l’œuvre de Jonathan Potana. Plus d’information sur la rétrospective de Jimmie Durham au Whitney Museum, New York : https://www.theartnewspaper.com/2017/11/10/the-man-without-a-face-jimmie-durham-at-the-whitney-museum
[4] C’est à partir du Discours Antillais (1981) que s’impose, dans les écrits d’Édouard Glissant, la notion de « Relation » telle qu’elle trouve son opéralité au sein de ce que le poète nomme une « Poétique » – bientôt organisatrice d’une pensée du « Tout-Monde ». Lire : Archipels Glissant, Sous la direction de : Toma Yann, Simasotchi-Bronès Françoise, Noudelmann François, France, 2020.
[5] Dans leur dernière œuvre vidéo, Ancestral Clouds Ancestral Claims, Denise Ferreira da Silva et Arjuna Neuman pensent sans temps ni espace. Iels formulent une réponse éthique à la sujétion racial-colonial en cours, dans laquelle il est crucial de se détacher de la linéarité (du temps) et de la séparabilité (de l’espace). Iels expérimentent ici l’élément du vent, qui distribue la matière en dehors du temps et de l’espace, dans une vision élémentaire de la planète.
[6] Denise Ferreira da Silva, “On difference without Separability“ 32a Bienal de Sao Paolo Art Biennial, 2016, 57-65.